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Heures lorraines

Observer l'homme des champs, c'est rencontrer la mort

A l'ombre de l'église, il y a un grand champ. Depuis des siècles, on en remue la terre et pourtant, il n'en sort ni blé, ni froment. Nous l'arrosons de l'eau de nos yeux : une croix, une pierre portent des noms inscrits. Beaucoup sont effacés.Aucun chrétien ne peut être enterré hors de cet espace sacré.Une sépulture hors du cimetière serait ressentie comme une mise au ban de la chrétienté : autant priver le mort de la protection de l'Eglise pour le jour du Jugement. Mais on enterre, sans ordre ni plan, le corps dans un simple linceul, à même la terre. Combien de générations ont disparu sous cette herbe épaisse au milieu du silence et de la paix?

Mais il y a des cimetières maudits sur lesquels aucune fleur ni aucune branche de buis désséchée ne sera déposée. Derniers vestiges de ces cimetières oubliés, une croix encastrée dans la façade d'une maison qui rappelle aux hommes ce que la nature a tenté de faire taire par une herbe qui a vite poussé sur la trace de leurs pas.

Lentement des chars traînent la moisson funèbre des cadavres entassés.Pas de cortège, pas d'adieux, pas de veillées car les hommes ont peur et ils se détournent de ces chairs corrompues et contagieuses. Dans les champs, loin des villages, attendent les fossoyeurs et des siècles plus tard un laboureur ou un terrassier feront émerger de la terre ces ossements anonymes.

A quoi penses-tu, laboureur, qui, dans un sillon de charrue, te détournes devant l'horreur d'une tête humaine apparue ?

Le lieu qui a vu nos ancêtres naître, fut-il la plus obscure bourgade, a toujours par là même un attrait particulier à nos yeux. Redire les gestes de nos ancêtres que les siècles en s'accumulant ont ensevelis, reconstituer non seulement l'histoire de sa localité mais suivre pour ainsi dire heure par heure le pauvre vilain dans son existence permettrait peut-être de mieux nous connaître. Cette histoire il est cependant difficile de la raconter car on manque de documents du fait des guerres, révolution et catastrophes naturelles.

L'histoire cependant nous a laissé plus de documents de mort que de vie. La mort est armée de trois grands fléaux:la guerre, la peste, la famine. Au cours des siècles, ces trois meurtriers ont juré de semer la terreur et la désolation. Ils parcourent la Lorraine et aucune région n'est épargnée: les champs sont dévastés, les maisons pillées, les troupeaux enlevés. Dénués de tout, angoissés, ne sachant pas sous quelle forme viendra leur mort : famine, brigands, incendie, peste... les rescapés se terrent chez eux et n'attendent plus rien, incertains du lendemain. Qui se soucie d'eux ? Par quel miracle, la Lorraine a pu échapper à une dépopulation totale?

La guerre de Trente Ans

Les origines

Cette guerre fut la calamité la plus affreuse qu'ait eue à subir notre région pourtant si éprouvée par les guerres, dans le cours des siècles.

Lorsque Charles IV succéde à son oncle Henri II, le 31 juillet 1624, Richelieu vient de rentrer dans les conseils de Louis XIII et d’y remettre à l’ordre du jour le programme de politique extérieure : abaissement de la Maison d’Autriche en s’appropriant des territoires appartenant aux Etats catholiques d’Autriche et d’Espagne mais pour combattre l’Autriche, il faut déjà disposer de la Lorraine.

La menace est directe vis-à-vis de la Lorraine et le péril devient imminent lorsque le cardinal, ayant été vainqueur de la Rochelle, peut consacrer toutes ses forces sur ce projet. Malheureusement le duc Charles semble fait pour tout compromettre et lorsque Richelieu cherche un prétexte pour envahir la Lorraine, il n’a qu’à choisir parmi tous les manquements de ce duc : au lieu d'adopter vis-à-vis de la France une attitude réservée jusqu'au jour où il aurait été certain d'être aidé par les ennemis de la France, Charles IV entasse imprudences et maladresses en soutenant des adversaires du Cardinal et en accueillant les mécontents de la France.

A cette époque, la Lorraine est un duché indépendant reconnu comme tel par le traité de Nuremberg de 1542. La chrétienté est divisée entre les catholiques ( qui se groupent autour de l'Empereur du Saint Empire Romain Germanique) et les protestants des pays du nord (Allemagne, Danemark ...) auxquels se joint Gustave Adolphe, roi de Suède. La Lorraine aux mains de Charles IV, un prince fourbe et querelleur est neutre. Et l’on voit ainsi la France payant Gustave-Adolphe, roi protestant de Suède, pour qu’il attaque (avec l’aide des Etats protestants d’Allemagne) l’Empire d’Autriche avec lequel la France est officiellement en paix.

Ravages en Lorraine

1631

Mauvais stratège avec une armée désorganisée, Charles IV n'oppose pas une résistance opiniâtre à Richelieu qui envahit la Lorraine et prend Nancy. Toute la contrée est livrée aux pillages et brutalités des soldats. Pendant une dizaine d'années, la province est jetée dans le tourbillon d'une guerre confuse, sans bataille rangée, ni affrontements loyaux. Les bandes adverses s'en prennent aux civils, pillant, rançonnant, incendiant, égorgeant et violant.*

...inondée de toutes les bêtes dont parle l'Apocalypse, savoir l'écume de toutes les nations : Polonaises, Hongroises, Bohêmes, Allemandes, Suédoises, Lorraines, Françaises, Espagnoles, à qui le Duc de Lorraine la laissa à l'abandon. duc de Beauvau -

...les chemins où ces nations étrangères passaient étaient parsemés de corps morts : l'un était crevé, l'autre rôti, l'un la tête coupée, l'autre, la langue, les bras, jetés ça et là. Les pendant les pieds en haut des cheminées, les faisant mourir à l'étouffée de la fumée; les autres, morts dans les fours : après que ces malins les avaient chauffés, ils les jetaient dedans tout vifs pour les rançonner. Ils forgent les paysans en les ligotant dans un sac pour les marteler à la masse sur l'enclume du forgeron, parfois les éventrant et leur fourrant leurs entrailles dans la bouche. -Journal de Jean Bauchez-

Ci-après gravures de Jacques Callot, artiste lorrain sous le nom de Misères et Malheurs de la Guerre-1633

Chroniques de la Guerre de Trente Ans du Prieur de l'Abbaye de Longeville près de Saint Avold

1631 et 1632 - Dom Bigot

  • Les maladies furent fort fâcheuses ces deux années dont moururent plusieurs personnes, particulièrement la peste qui infesta presque toute la Lorraine. Le Duc de Lorraine lève des troupes pour aller en Allemagne pour s’opposer aux Allemands, Suédois qui s’approchent de la Lorraine. Le roi de France en prit quelque ombrage ; le duc va lui faire la révérence mais pour l’assurer de sa fidélité, il est obligé de lui remettre la ville de Marsal.

1633 - Dom Bigot

  • L’année fut fâcheuse en son commencement par pluies et dégels accompagnés de grands orages et tempêtes et débordements d’eaux qui furent tels en certains endroits que d’âge d’homme on n’en vit de tels. L’armée des Suédois se renforce journellement au détriment de la religion catholique. Tous les ecclésiastiques se sont enfuis en divers lieux pour éviter cette terrible persécution, laquelle s’acharne particulièrement contre eux l’armée des Suédois composée la plupart d’hérétiques : les prêtres sont arrêtés aux portes, battus et frappés, en sorte qu’ils arrachent par rage et furie la peau ou cuir de la tête, en les dépouillant tout nus avec toutes sortes d’ignominies.

1634 - Dom Bigot

  • Nous ne pouvons attendre meilleur de cette année qu’à la précédente, les apparences de guerre continuant toujours, les troupes, tant de France que d’Allemagne, étant sur pied, la pauvre Lorraine allant toujours de mal en pis. Tous les jours l’autorité et juridiction du pauvre prince s’en va en diminuant. Il ne lui reste quasi plus que le titre de duc, dépouillé de sa ville capitale et autres places principales de son état. De ce fait, il part en Bavière en attendant que le temps apporte quelque changement ou amélioration de ses affaires. De toutes les places de Lorraine, il ne reste plus que La Mothe qui n’a pas voulu se rendre mais qui capitula au bout d’un siège de cinq mois pendant lesquels les canons ne cessaient jour et nuit, ruinant une partie des murailles et ébranlant les autres, sans parler des mines dont les pauvres assiégés étaient fort incommodés.

Ainsi il ne reste plus aucune ville en Lorraine qui ne soit sous l’obéissance du roi de France. Pendant ce temps, le duc de Lorraine est toujours avec les armées de l’empereur d’Autriche. Le roi de France, maître de la Lorraine, nomme un gouverneur général lequel crée un conseil qui fait prêter serment de fidélité à tous les bourgeois, sans épargner ni religieux, ni religieuses en faisant ajouter ces paroles : « sans évasion mentale ». Le roi s’empare de tous les droits et revenus de la Lorraine. La surcharge du pauvre peuple continue par de nouveaux impôts.

1635 - Dom Bigot

  • ..." l'année a commencé avec de grandes pluies et la veille du jour des rois il se fit de grands tonnerres contre l'ordre de la saison, pronostics des malheurs qui doivent arriver au monde, puisqu'il est rempli de terribles bruits et tonnerres par la division qui est entre les princes chrétiens. L'hiver a été fort long et fâcheux, les eaux ayant été démesurément débordées avec force glaçons ou butins qui ont ruiné plusieurs ponts. Le premier samedi du mois de mars se fit une éclipse de lune vers les cinq heures du soir, terrible et extraordinaire dont plusieurs n'ont auguré que malheurs, vu les grandes armées qui sont sur pied de tous côtés, particulièrement en Allemagne. Le mois de mars a été fort fâcheux, pluvieux avec des tonnerres extraordinaires qui se firent entendre la veille des Palmes avec étonnement pour n'en avoir ouï de si terribles en la saison. Le vieux proverbe dit que, quand les tonnerres donnent en mars, le monde peut bien dire : Hélas!

  • Les puissantes armées font de tels dégâts en temps de moisson qu'on pronostique et annonce pour comble de maux une étrange famine pour y avoir cette année fort peu de grains, à raison des grandes inondations causées en juin dernier, et pour les grandes sécheresses qui ont suivi en l'été et telles que de longtemps on n'en a vu de semblables. Et ce qui redouble l'appréhension d'une famine générale, c'est que les pauvres laboureurs destitués de leur bétail, fuyant de tous côtés, laisseront les terres en friche sans être cultivées, redoubleront la nécessité.

  • Les troupes de l’Empereur et du duc de Lorraine étant en Alsace, font des courses continuelles sur la frontière et pillent et volent sans distinction de personnes même des abbayes. Les Suédois, chassés de l’Allemagne par les troupes de l’Empereur, se sont éparpillés sur les frontières de la Lorraine et comme des gens enragés ruinent, pillent, volent, violentent, profanent les monastères et les abbayes, brûlent les villages et les villes et ce qui est fâcheux pour la nation française, disent qu’ils le font au nom du roi. L’armée des Suédois et celle du duc Charles entrent dans la ville de Saint Nicolas de Port, saccagent l’église, volent tout ce qui est dedans et la brûlent ainsi qu’une grande partie de la ville. Ils prennent en rançon les bourgeois de la ville, violent leur femme et leurs filles.

1636 - Dom Bigot

  • L'hiver a été fort doux, les gelées n'ont quasi paru qu'au mois de février ; les maladies et fièvres en ont emporté grand nombre en plusieurs lieux et assez soudainement ; ce qui fait conjecturer ces fièvres être pestilentielles et craindre qu'au printemps, elles ne se changent en vraie peste comme l'on commence déjà à le ressentir.

  • De tous côtés, on se prépare à la guerre. Dix mille Hongrois sont arrivés au Luxembourg et se dirigent vers le comté de Bourgogne en ravageant tout sur leur passage et ce, pour rejoindre les armées du roi à Dole.

L'on ne voit que troupes de pauvres gens de Lorraine qui quittent le pays ruiné et désolé, vagabondent parmi le monde, mendiant l'aumône. La peste s'est jetée en plusieurs lieux, comme compagne inséparable de la faim. L’année cependant s’est trouvée si avancée pour les fruits de la terre, qu’en plusieurs endroits les vendanges ont commencé vers la fin d’août. Les deux armées de France comme d’Espagne sont incommodées de peste et de dysenterie. Le temps est très humide en novembre ce qui fait se réveiller la contagion en plusieurs lieux qu’on pensait avoir étouffée. Au mois de décembre, toutes les troupes qui étaient en Bourgogne sont envoyées sur les frontières où les pauvres paysans sont contraints de les nourrir et de plus, leur fournir argent pour payer leur solde en sorte qu’ils en demeurent ruinés sans aucune ressource présage infaillible que les malheurs et les calamités seront encore plus grands l’année prochaine que les précédentes.

1637 - Dom Bigot

  • L’année a eu un commencement fort gracieux pour le temps, la gelée ayant presque toujours continué tout le long du mois de janvier ; mais la contagion n’a pas cessé en plusieurs lieux. La seule ville de Saint Mihiel a fourni de contributions plus de trois millions de francs, sans parler des larcins, oppression ni des cruautés exercées à l’endroit des pauvres paysans qui ne pouvaient satisfaire aux demandes. Ils sont enfermés, emmenottés et torturés jusqu’à ce qu’ils aient trouvé l’argent. Il n’y a pas le quart des terres labourées, tant par faute d’ouvriers que pour n’y avoir plus de chevaux pour les cultiver. Cependant les Allemands continuent les vols et les pillages. Aussitôt qu’ils arrivent dans un village, c’est de battre tous les grains ; puis ils emmènent, tuent, frappent les paysans qui, comme pauvres sauvages, se retirent aux bois, dénués de toute commodité ; la plus grande partie meure, l’autre, réduite au désespoir attend la mort, dénués de leur bétail, de telle sorte qu’il ne se fait aucun labourage.

Les armées toutes confondues comptaient 150000 hommes sans compter les valets, les goujats et les femmes soit 50000 de plus. La plupart des soldats qui composaient ces armées étaient hérétiques ; ils étaient nés dans les camps et y avaient été élevés de sorte qu’ils n’avaient ni religion, ni humanité et étaient presque sans foi ni loi. Tout ce monde vivait à discrétion sur le sol lorrain : tout le blé qui restait dans la province était réquisitionné ou pris et transporté dans les forteresses. La plupart des soldats étaient farouches, malpropres et mourant de faim; la maladie était parmi eux et toutes ces armées tâchaient, non seulement de se harceler et de s'affamer les unes les autres, mais elles avaient encore conjuré la ruine des villes et de leurs habitants et celle des villages et des paysans.... Les Suédois étaient résolus à ne faire aucun quartier aux Lorrains dont ils n'épargnaient que les femmes et les petits enfants, et à massacrer tous ceux qui pouvaient porter des armes; partout le paysan ne voyait qu'incendies, meurtre et pillage, en sorte que, dès les commencements, l'agriculture fut abandonnée ; les vivres vinrent ensuite à un prix excessif et lorsque tout fut consommé, la famine se répandit partout.

Une grande partie des Lorrains moururent de faim; celle qui restait, ne trouvant plus d'herbes pour se nourrir, mangea tout ce qu'il y avait de plus sale et de plus dégoûtant, comme les charognes des chiens, des chevaux et des chats, qui souvent étaient pourris et exhalaient une odeur insupportable. Il y en eût même plusieurs qui, pour soutenir leur misérable vie, ne trouvant rien, mangèrent les cadavres des hommes qui avaient été tués ou étaient morts de faim. Il y en eût aussi qui allaient à la chasse des hommes, comme on va à la chasse aux lièvres. Ils tendaient des embûches pour les attraper et les manger ensuite. D'autres ouvraient la terre où l'on avait récemment enterré le corps de leur père et mère et d'autres parents et les en tiraient et les mangeaient. On a vu plusieurs femmes réduites à la dure nécessité de manger leurs propres enfants s'interdisant l'une à l'autre : "aujourd'hui je mange la part du tien et demain tu auras aussi part au mien".

...Et ce qui augmente encore les calamités, c’est l’extrême froid qu’il a fait, qui en fait mourir un grand nombre, partie des pauvres gens s’étant retirés dans les bois, les autres demeurant dans leurs cabanes toutes ruinées, destitués de bois, sont péris malheureusement, en sorte que l’on trouve les villages qui étaient peuplés et fournis comme des petites villes, tout déserts, sans être habités que de fort peu de gens, si hâves et défaits qu’on les prendrait pour des squelettes.

1638 - Dom Bigot L’année a commencé avec de :

  • grandes froidures et telles qu’on n’en a pas remarqué de plus piquantes depuis l’an 1608 et commencèrent environ huit jours avant Noël et ont continué tout le mois février ce qui a causé , outre les autres malheurs, la mort à un grand nombre de pauvres gens qui, dénués des remèdes nécessaires pour la conservation de la vie, sont morts misérablement, les uns aux bois, les autres à la campagne sur les grands chemins.

  • Au commencement de février, les vents ont été si impétueux, en sorte qu’ils ont causé des grandes ruines et dégâts en plusieurs édifices.

  • Les malheurs s’augmentent de plus en plus, la disette est si grande pour les vivres que les pauvres gens sont contraints à manger du pain de son, du pain de chêne … ; point de charognes ne demeurent aux champs ; sans espoir de mieux. Il n’y a plus personne pour cultiver les terres, et ceux qui restent, ou qui auraient encore quelques commodité pour le faire en sont empêchés par les coureurs et voleurs qui rôdent partout, pillant, détroussant et tuant bien souvent tout ce qui leur vient à la rencontre, poussés par une rage de faim et de désespoir, constituant leur salut en la ruine des biens et de la vie des autres.

  • Durant ces grandes froidures, un garçon étant allé se chauffer chez un autre à Badonviller, étant près du feu, il fut tué par le maître de maison, non pour autre motif que de le manger. En un village près de Morhange, il a été vérifié par le bailli qu’un fils avait mangé son père mort et puis après, le fils mourant, la mère le mangea. Point d’apparence de paix : des personnes dignes de foi m’ont raconté qu’en retournant de Valdevange à Saint Avold, il rencontra deux petits enfants qui portaient les intestins d’une personne ; leur ayant demandé qui leur avait donné, ils répondirent que c’étaient les intestins de leur père. Après tous ces malheurs survint une peste effroyable qui enleva presque le reste des hommes que la guerre et la famine avaient épargnés.

  • A ce fléau cruel succéda la guerre des animaux voraces : les loups accoutumés depuis quelques années à se repaître des cadavres de ceux qui étaient morts ou par le fer ou par le feu ou par la faim, et qui étaient épars çà et là, et n'en trouvant pas, et affriandés de la chair humaine, se jetèrent sur les personnes et entrèrent en plein jour dans les villages, dévorèrent les femmes et les enfants qui étaient sans défense. Cette voracité et cruauté des bêtes féroces dura même plusieurs années après qu'une espèce de tranquillité eût ramené les habitants des campagnes qui s'étaient retirés dans les bois, tant ils s'étaient habitués à se repaître de chair humaine.*

Toutes ces années il périt tant par le fer, le feu, la peste, la maladie, la faim, la misère, le froid et les loups plus de 600 000 lorrains.

Les chaleurs de l’été ont été extrêmes cette année depuis le commencement de juillet jusqu’à la fin du mois d’aout avec une quantité si extraordinaire de chenilles qui ont brouté si extrêmement les choux et autres légumes et se sont même répandues dans les campagnes.

1639 - Dom Bigot - L’année est commencée avec une grande température, fort peu de froidure. La sécheresse est extrême, n’ayant plu que deux fois au mois de février et une fois au mois de mars, la saison est fort avancée si bien qu’on a vu en mars des raisins aux ceps. Le 22 avril, une bonne partie des vignes furent gelées ainsi que les céréales.

1640 - Dom Bigot

  • L’hiver a été fort tardif : on a profité d’une agréable température jusqu’au 15 février où le froid commença à se montrer fort piquant et a toujours continué jusqu’au 23 mars. Le 4 avril, se fit un tremblement de terre qui étonna bien des personnes. Le 6 et 7 août, la Moselle déborda : cela provient des grandes pluies qui se firent dans la Vosges qui gâtèrent les foins et les grains qui étaient aux alentours. L’hiver est fort avancé pour avoir produit des neiges et gelées extraordinaires. Il fit une froidure en sorte que certaines eaux distillées qui étaient dans des bouteilles, furent gelées et certaines cassées. Les froidures avec les humidités ont continué avec des brouillards fort extraordinaires qui ont causé des rhumes et catarrhes, dont plusieurs sont morts et ce mal a été presque universel.

1641 -Dom Bigot

  • Le mois de février a été presque sans intervalle avec continuation de maladies. Il a commencé à geler en octobre jusqu’au 6 et 7 mai.

  • Le duc de Lorraine s’est accommodé avec le roi et a quitté tout à fait le parti de la maison d’Autriche. Il fut lui-même à Paris et fut très bien reçu et bienvenu. Le cardinal de Richelieu le traita magnifiquement ; pour comble de réjouissance, le roi lui rendit son pays sauf Nancy et les autres places–fortes qu’il lui rendra après la paix générale. Son retour a été fort agréable à ses sujets pour l’affection naturelle qu’ils lui portent mais qui les a fort molestés pour avoir répandu ses troupes aux lieux qui recommençaient à se rhabiller et pour avoir été traités plus rigoureusement par les contributions et autres mauvais traitements qu’ils ne l’avaient été par les étrangers.

  • Il demande des sommes exorbitantes aux villes qui excèdent la portée de ces pauvres misérables qui jettent des cris jusques au ciel et qui leur font diminuer la ferveur de cette première affection qui s’abâtardira si le prince continue à les maltraiter.

  • Par son serment à la Chapelle de Saint-Germain-en-Laye le 29 mars, le duc de Lorraine s’engage vis-à-vis du roi à ce que tous ses états soient dévolus à la couronne de France mais, en voyage aux Pays Bas, fait croire au roi qu’il s’allie à nouveau avec l’Empire. S’ensuivent des querelles, des accusations de trahison qui mènent le duc à se rallier une nouvelle fois à l’Espagnol.

1642 - Dom Bigot

  • En ce début d’année, pluies, brouillards, neiges avec des continuels débordements d’eaux soit un hiver très humide et pourri. Les malheurs des guerres continuent sans espérance de paix. Il pleut presque continuellement tous les mois de juin et juillet ce qui a perdu et ruiné les vignes. La famine a été extraordinaire et jamais on n’a vu le grain aussi cher.

Le 4 décembre, mourut le cardinal de Richelieu, la terreur des ennemis de la France. On espère que cette mort redonnera la vie aux pays désolés par un commencement de paix.

1643 - Dom Bigot

  • L’année commence avec de grandes pluies suivies de gelées. L’on ne voit et n’entend par le monde que sonnets, dictums, rimes sur la mort et vie du Cardinal de Richelieu. La Bastille commence à vomir les prisonniers qu’elle avait avalés si brusquement sur ordre du défunt. Le roi reçut le dernier sacrement le 25 avril et mourut le 14 mai. Le peuple n’a guère témoigné de deuil de la mort du roi, disant que jamais il ne pouvait être traité plus rigoureusement que sous le règne de Louis XIII qui avait outragé la noblesse, foulé en sorte la populace par impôts et gabelles. L’Eglise a été spoliée de ses droits et privilèges sans parler des décimes démesurés dont il les a surchargés.

1644 - Dom Bigot

  • Toujours beaucoup de pluies en hiver qui ont excessivement corrompu les chemins. Le mois d’avril a été fort chaud mais le second jour de mai, il neigea. Mais le redoublement de gelée fut si sanglant que les vignes ont été presque toutes perdues. On vit de la glace épaisse d’un doigt mais survint une chaleur extrême qui sauva une partie des vignes.

  • Mais ce qui afflige le plus le pauvre monde, c’est la continuation des passages et courses des gens de guerre qui les rongent et les mangent jusqu’aux os. Toutes les allées et venues qui ont été faites pour accommoder le duc Charles avec le roi ont échouées. Après lui avoir accordé tout ce qu’il a demandé, quand il a été question de traiter, il s’est toujours défilé ce qui a dégoûté la reine et son conseil. Si bien qu’on ne croit pas qu’il y aura encore des pourparlers, la Lorraine demeurant toujours misérable avec seulement deux places : la Mothe et Longwy. Le cardinal Mazarin gouverne autant ou plus puissamment que n’a fait le défunt en sorte que toutes les affaires lui passent entre les mains.

1645 - Dom Bigot

  • Commencement de l’année agréable avec un froid conforme à la saison, fort peu de pluies. Les biens de la terre sont en fort bonne disposition ; les vignes, seigles et froment, les marsages sont fort petits et de peu d’espérance, faute d’humidité. Le 5 de juin, il tombe à Metz des grêlons larges comme de petites assiettes : les ceps de vigne ont été coupés mais encore de grosses branches d’arbres, les toits des maisons ont été enfoncés, les porcs tués et d’autres animaux encore. L’été a été très chaud et sans pluies de sorte que plusieurs sources et ruisseaux qui coulaient abondamment ont été taris. L’année s’est terminée avec des grandes neiges qui ont duré deux mois sans aucune pluie. On a été attaqué de fièvres pestilentielles.

  • L'armée des Suédois qui était en Allemagne n’y ayant pu y subsister est venue se jeter dans la Lorraine et les Trois Evêchés où elle a hiverné et tiré sa subsistance. Lorsqu’un village manquait à payer sa part, ils s’en prenaient aux paysans, volant et pillant et même les emmenant prisonniers jusqu’à ce qu’ils aient obtenus satisfaction.

1647 - Dom Bigot

  • Depuis le milieu de janvier jusqu’à la mi-avril, point de pluie ; le mois de février a été un peu froid mais on n’a eu un beau mois de mars.

1648 - Dom Bigot

  • Les pluies ont été étranges, ayant redoublé plus qu’auparavant surtout en juin et juillet de sorte que les foins ont été gâtés et perdus en plusieurs endroits. On appréhende la famine, suivie d’une pestilence, l’avant-coureur s’étant déjà manifesté à savoir : la petite vérole qui a grande vogue, saisissant non seulement les petits enfants, mais encore les personnes plus âgées.

  • Les armées tant espagnoles que françaises sont comme égales, tant en force qu’en incommodités, tant de vivres comme de maladies, de sorte qu’on ne croit pas qu’elles fassent grands progrès pour le reste de la campagne. La France doit faire face au début de la Fronde.

Le traité de Westphalie met un terme à la guerre de Trente Ans dans l'Empire mais les conflits se poursuivent dans une bonne partie de la Lorraine car l'Espagne ne dépose pas les armes et continue la guerre contre la France durant onze années.

1650 - Dom Bigot

  • Commencement de l’année fort doux. La France se désole grandement, les armées de part et d’autre ruinent partout sans épargner ni églises, ni monastères. On abandonne les campagnes n’ayant d’autre abri que les places-fortes. Les Lorrains se sont rendus maîtres de Bar, Neufchâteau, Mirecourt en ont chassé les Français, forçant les châteaux et autres maisons fortes pour y trouver leur subsistance. Les gens du roi reprennent Bar qui s’est laissé faire sans résistance car les Lorrains n’avaient rien fait d’autre que manger et ruiner le pauvre peuple et commettre mille insolences. Voilà leurs humeurs dans leur pays, où depuis les guerres , ils ont plus ruiné que les nations étrangères. Cette dernière secousse aura bien alourdi l’affection fervente qu’ils avaient à leur prince qui a toujours demeuré à Bruxelles pendant que ses troupes allaient à la boucherie. Charles IV tente de reconquérir son duché mais il est défait et la Lorraine retombe entièrement aux mains des Français.

1651 - Dom Bigot

  • A la mi-janvier, les eaux débordent et elles font des grandes ruines et ravages. De grandes inondations en juillet et ensuite une grande sécheresse : il ne pleut pas jusqu’à la mi-octobre en sorte qu’en plusieurs endroits il n’y avait pas d’eau aux puits, les rivières si basses qu’en plusieurs lieux on ne pouvait pas moudre le grain.

  • Les gens de guerre ont tout ruiné : en tous lieux où les armées ont séjourné, ils ont été sujets aux fièvres et à la dysenterie ce qui causa la mort de beaucoup. Sans la gelée qui a longtemps duré au mois de février, ça aurait été encore pire.

  • La France est en proie à de grandes divisions et de lutte entre le roi et les grands seigneurs. Des affiches sont vues en plusieurs endroits de Paris qui disent : Liberté, plus de roi, plus de princes, plus de parlement ! Les princes se rendent maîtres de Paris tandis que la reine, le roi et Mazarin sont à Saint Denis. L’on dit que la reine s’entête à maintenir le cardinal Mazarin, haï et malvenu presque de tout le monde et à cause duquel il y eut ces guerres civiles. Le duc de Lorraine voyant qu’on ne le repaît que de paroles pour la restitution de son pays, joint ses troupes avec l’Espagne. Les troupes d’Espagne se retirent, on ne sait pourquoi. Les Allemands se joignent aux troupes de Lorraine. Le duc ayant été approché par les princes pour se joindre à eux contre le roi, refuse disant qu’il est venu pour tâcher de faire la paix et non de se battre.

1653 - Dom Bigot

  • L’année a commencé avec le froid, sans pluie si bien que les moulins ne peuvent moudre, faute d’eau. Plusieurs personnes ont vu une comète. Les armées de part et d’autres se sont retirées où elles ont pu pour hiverner mais ce sera un bien dur hiver pour les soldats mais aussi pour ceux qui sont obligés de les recevoir.

1654 - Dom Bigot

  • L’année commence bien pour les biens de la terre. Par contre, les loups se jettent furieusement sur les personnes et les dévorent. Ce qui s’est vu du côté du Barrois où l’on dit que ce sont des loups-garous qui sont des sorciers ou des magiciens transformés en loups. Plusieurs almanachs nous menaçaient d’une éclipse de soleil au 12 août qui devait être terrible et sa durée de deux heures. Il est vrai qu’elle parut. Sur les sept heures et demie, le soleil fut éclipsé quasi des deux heures avec une obscurité extraordinaire.

1659 -Dom Bigot

  • On traite sérieusement de la paix entre les deux couronnes qui étaient en guerre depuis 25 ou 30 ans. Le cardinal Mazarin et dom Louis de Haro, plénipotentiaires et premiers ministres d’Etats de France et d’Espagne firent le fameux traité des Pyrénées du 7 novembre 1659. Mais comme le duc de Lorraine n’avait pas été consulté et qu’il a trouvé que beaucoup de clauses de ce traité le désavantageaient, il refusa d’y adhérer.

1661

Le duc de Lorraine rentre en possession d'une partie de ses Etats mais il doit céder Marsal et faire démolir les fortifications de Nancy.

1670

  • Les Français par un coup de main occupent Nancy puis la Lorraine entière. Ils y demeurent vingt-sept années jusqu'à la paix de Ryswick en 1697 et s'y conduisent véritablement en maîtres. Mais en même temps, ils introduisent dans le duché un peu d'ordre, une meilleure administration. En somme pendant cinquante-cinq ans, la Lorraine est aux mains des Français ; pourtant malgré toutes les affinités de race, de langue, de civilisation qui les rapprochaient d'eux, les Lorrains les considèrent comme des étrangers et entendent demeurer indépendants.

1698

Louis XIV se résigne à rendre la Lorraine au duc Léopold, fils de Charles V et petit-neveu de Charles IV.

Epidémies

Les épidémies ont leur principe dans des causes, qui, pour la plupart, échappent aux études de la science. Les unes ne sont que le développement excessif d'une maladie connue, inhérente à la constitution climatologique d'une contrée et s'y manifestant, plus ou moins rare ou plus ou moins intense. Elles peuvent exercer de grands ravages sans jeter l'alarme au sein des populations.

Les autres, nées de causes mystérieuses, apportées tout à coup dans une contrée, ou envahissant de proche en proche des continents entiers, ne manquent jamais de répandre partout l’épouvante et la stupeur qui secondent et accroissent leurs ravages. Tantôt, c'est une maladie qui se communique par le simple contact ; tantôt c'est une affection favorisée par des influences inconnues, qui atteint et frappe de nombreuses victimes ; presque toujours, c'est un mal étrange qui déjoue toutes les précautions et défie tous les remèdes. L'histoire les enregistre et les chroniques en tracent d'effrayantes peintures.

Il ne faut pas s'étonner de voir la peste sévir, à certains moments, avec le typhus; la peste, en effet, appartient aux groupes des typhus. Il est même souvent difficile de faire le diagnostic sans méprise au début des épidémies et dans les cas particuliers de peste rapide (gastro-intestinale, hémorrhagique ou cardio-pulmonaire)formes que la maladie peut revêtir. Il y a des épidémies catarrhales, des épidémies d’angine et de péripneumonie gangréneuse, des fièvres pétéchiale et nerveuse, la maladie hongroise, le typhus et ses nombreuses variétés. La description des symptômes permet seule de discerner le caractère de chaque épidémie.

S’il survient une disette, une guerre, de grandes inondations, l’épidémie marche à leur suite dans les récits du temps. Certaines chroniques rapportent toutes ces épidémies à une cause première : les tremblements de terre. Cette coïncidence entre les invasions épidémiques et ces phénomènes si rares dans nos contrées, est attestée par les chroniques lorraines comme par les chroniques allemandes.

→ Chronologie des épidémies

Beaucoup de villages sont entièrement abandonnés et ont fini par disparaître. Plusieurs, encore aujourd'hui, sont représentés par un hameau, une ferme, un moulin; de beaucoup d'autres, il ne reste que le nom. A ces villages, il faut joindre quantité de hameaux, de censes, de maisons isolées, de chapelles, de maladreries et d'ermitages entièrement détruits.

Ci-dessous : tableau de Le Nain -paysans devant leur maison détruite

A la fin du XVIIe siècle, la tranquillité intérieure qui régna en Lorraine, sous l'administration française fut favorable à l'agriculture qui se releva tellement que, dans les vingt dernières années du siècle, notre pays produisit trois fois plus de blé qu'il n'en pouvait consommer ; malheureusement, l'état des voies de communication rendait l'exportation impossible.