Heures lorraines
On est sur les îles et la presqu'île danoises, sur les côtes extrêmes de la Mer du Nord : le Jutland et la Frise. Un sol bas, marécageux qu'il faut reconquérir sans cesse sur la tourbière et la mer ; un rivage qui se fait et se défait et de temps à autre, un raz-de-marée qui rend en quelques minutes à la vague les terrains que l'homme a mis des années à lui prendre. Ici, c'est l'Océan qui est le plus grand pourvoyeur de la mort.
Nous sommes chez les Celtes : dans cette existence de dangers imprévisibles et d'efforts continus, ils s'habituent à ne rien redouter, ni les flots ni la mort. Une rude résignation est leur lot quotidien. Ils ne sont pas isolés : les fleuves comme l'Elbe, la Weser, l'Ems ouvrent de larges percées vers l'intérieur jusqu'aux plus lointaines régions de l'orient et du midi et du côté de la mer arrivent les routes maritimes les plus fréquentées de l'Atlantique.
Si on en connaît les causes c'est que son histoire s'est transmise d'âge en âge non par écrit mais par la tradition orale. Leurs ancêtres, disaient-ils, avaient abandonné leurs demeures parce qu'ils ne pouvaient plus y vivre. Une fatalité s'acharnait contre eux. Des guerres incessantes troublaient leur vie. La mer inondait les rivages et ses flots bouillonnants leur arrachaient les terres. Ils avaient pour ennemis et les hommes, et la nature. Il fallut partir d'autant plus que cette terre, frappée ainsi, était condamnée par les dieux et que ces désastres étaient le signe d'une volonté divine qui leur commandait le départ sans espoir de retour.
C'est une nation, une assemblée de tribus, ayant chacune ses enseignes et ses rois, toutes groupées autour de conducteurs communs. Ils se déplacent ensemble, enfants, vieillards, femmes et guerriers,esclaves et bestiaux, fétiches et chariots. Tous ne partent pas pour autant : il y a toujours des obstinés qui préfèrent rester sur la terre de leurs ancêtres, mais aussi des tribus qui, au cours du trajet, s'établissent dans les lieux traversés.
Ils prennent la route de l'Occident. Ils suivent la plaine de la Basse Allemagne et marchent vers le sud. Ils longent les rivages de la mer à pied ou en bateau, nul ne le sait et entrent dans l'actuelle Belgique. Ils suivent le cours du Rhin où ils rencontrent les premières tribus ligures.
Ils franchissent le fleuve et de nombreux combats s’ensuivent. Les indigènes, vaincus et épouvantés finissent par renoncer à la résistance et quittent la région. Mais les plaines de la Belgique, vides d’habitants et voisines d’une mer hostile ne sont pas la terre promise qu’ils cherchent. Ils savent que, plus loin, le ciel est plus clément, les alluvions plus riches, les marécages moins continus et les forêts moins profondes. Ils s’engagent vers le sud. Derrière eux, les Ligures reviennent prendre possession de leur ancien territoire, laissant à d’autres le péril celtique.
Ils se répandent ainsi dans le nord de la France, y installent leurs tribus pour faire souche de nouvelles familles : comme si la mer les épouvantait encore, c’est à l’intérieur de la Gaule et non sur ses côtes qu’ils s’établissent. Leur territoire s’étend au sud de la forêt des Ardennes, comprend le bassin de la Seine et celui de la Loire. Ils débordent également dans la vallée de la Saône jusqu’au pied du Jura.
La manière dont les Celtes prennent possession de la Gaule nous est inconnue. Dans les limites de leur territoire, ils imposent aux indigènes leur nom et leur domination : le vocable des Ligures disparait de la Gaule centrale : ils réussissent à fonder un empire durable et à laisser des terres à leurs descendants. La Gaule commence à présenter une première image de la France quand les tribus celtiques ont cantonné leur masse principale de notre côté du Rhin.
Cependant une partie d'entre eux, venus les derniers, restent sur la rive droite du Rhin où elles ne tardent pas à former une confédération puissante sous le nom de Belges. Ils ne sont pas longtemps tranquilles.
Des hordes venues du Danube et de la Volga, des tribus sorties des marécages et des forêts de l’Allemagne souvent appelés du nom générique de Germains, avaient les yeux rivés sur la Gaule et pour cela il leur fallait d’abord franchir le Rhin. Ce fleuve devient le seul rempart contre l’invasion germanique. Voici ce qu’en dit Cicéron : « Le fossé du Rhin, aux gouffres regorgeant d’eau, on peut l’opposer, comme limite et obstacle, aux plus monstrueuses des nations ». Pour les celtes belges établis du côté allemand du Rhin, la menace devient sérieuse : poussés en avant par les Germains, ils se décident vers le IVè siècle avant J.C à franchir le Rhin et à chercher un établissement dans la contrée où leurs frères avaient conquis une patrie environ trois siècles auparavant. C’est ainsi que quatre tribus de celtes belges s’installent sur des territoires qui, plus tard, deviendront la Lorraine.
Au nord, les Trévires dont la capitale est Trêves sur la Moselle. Les Médiomatriques, dont la citadelle principale est Metz au confluent de la Seille et de la Moselle. Scarpone aujourd’hui Dieulouard est un poste avancé important situé dans une île au confluent de la Moselle et de la Meurthe, à la limite des Médiomatriques et des Leuques. Les Verdunois sont fixés autour de Verdun, dans la vallée de la Meuse. Les Leuques ou Leuquois occupent les hautes vallées de la Meurthe, de la Moselle et de la Meuse. Toul est leur capitale, Naix, Grand et Soulosse les trois autres villes principales. Chacun des trois peuples vit isolé des autres.
Si parmi les anciens habitants de ces contrées, néolithiques, Ligures et Celtes beaucoup périssent au cours des luttes qu’ils soutiennent contre les envahisseurs, la plupart d’entre eux échappent au massacre et vivent désormais à côté ou plutôt sous le joug des conquérants, qui forment une sorte d’aristocratie.
Toul est la métropole des Leuques : c’est une bourgade modeste protégée par la Moselle et les marécages voisins. Son implantation au confluent de la Moselle et de l’Ingressin n’est pas un choix fortuit. Les Leuques s’installent dans un delta formé par l’Ingressin. Malgré l’inconfort de cette zone marécageuse, l’espace est choisi en raison de sa facilité d’utilisation en cas d’agression. C’est également un petit centre administratif et agricole et aussi un lieu de passage pour les voyageurs et les marchands. Le territoire des Leuques est une contrée de petites villes, de villages nombreux et prospères, favoris des dieux et surtout des déesses qui les gardent du haut des côtes et des monts voisins. On vénère la déesse Rosmerta associée à Mercure et la déesse Epona.
La forêt de Haye : morne, désolée, inexpugnable forteresse, domaine des ours et des aurochs farouches. Là, s'avance lentement le cortège imposant des druidesses. Les torches projettent leur lueur fantastique sur les vieux chênes sacrés. Sorties des grottes où elles ont trouvé refuge, elles rejoignent la clairière où se tient le conseil des chevaliers. Ils siègent dans le cercle de pierres consacré : ils attendent, anxieux, les décrets divins que les druidesses vont recevoir des Déesses - Mères, au pied de l'autel dressé pour elles.
L'heure est grave : la transformation du druidisme en Gaule est le point de départ de la grande révolte contre les déesses. Les dieux se masculinisent. Les druides qui, jusque là, étaient les étudiants des druidesses et qui ne faisaient rien sans prendre leur avis, commencent à se rebeller contre ce pouvoir féminin. Les druidesses d'abord toutes puissantes, perdent peu à peu leur influence. Certains se libèrent de tous leurs devoirs envers elles et il s'ensuit une guerre intestine entre les druides fidèles à la science sacrée et ceux qui revendiquent la supériorité des hommes et des dieux masculins.
Pour la sauvegarde de leurs druidesses, les clans des chevaliers qui leur sont restés fidèles doivent prendre la difficile décision de quitter les lieux qui les ont vu naître pour des terres nouvelles. C'est un départ sans espoir de retour qui commence et, à la suite des druidesses, s'ébranle une colonne de chefs de clans, de chevaliers, de familles entières avec femmes, vieillards et enfants.
Menés par les druidesses, ils quittent les collines qui dominent de larges vallées, les rivières lentes et sinueuses, bordées de saules. Ils regardent avec nostalgie ces champs aux labours défoncés et détrempés qui les ont tant de fois nourris. Ils sont quelques milliers à vouloir croire aux récits des voyageurs et des marchands : plus loin disaient-ils, il existe une terre sauvage où "d'impénétrables forêts descendent des profondeurs des montagnes jusque dans des plaines marécageuses et désertes. Des étangs, des amas d'eaux croupissantes, des solitudes stériles où vivent, loin de l'homme, des ours, des boeufs sauvages et des animaux féroces. C'est un désert inhabité et inaccessible, plus propre à nourrir les bêtes sauvages que des hommes, couvert de bois et de forêts immenses, hérissé de rochers qui en rendent l'accès et l'habitation presqu'impraticables. Cette disposition du sol entretient dans l'atmosphère un degré de froid plus intense que celui qui sévit lors de nos hivers. " - Gibbon
Qu'importe ! Ils seraient ainsi à l'abri de leurs ennemis, leurs druidesses au coeur des forêts seraient sauvées. Une terre si hostile qu'elle ne susciterait pas de convoitise chez le voisin et dont l'accès n'en serait pas facile.
"Venez vers nous, prudent tranfuge d'un monde flatteur et pervers, la Vôge vous offre un refuge au fond de ses vastes déserts. Votre part sera la meilleure. Bien plus : tout un peuple nouveau, au lieu de celui que vous pleurez, sortira de votre tombeau." - Saint Dié entre 500 et 600 après J.C.