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Heures lorraines

D'un terrain rocailleux, maudissant la culture, il s'assied, désespéré, sur un triste sillon et dit : "Je ne veux plus, sur un sol infertile, supporter les sueurs d'un labeur inutile; dans ces champs de cailloux, de ronces hérissés, vingt boeufs, avant le soir tomberaient harassés ; puis les oiseaux du ciel, avant qu'ils soient en herbe, dévoreront les grains par ma main dispersés et plus tard, la tempête et les vents courroucés ne me laisseront pas récolter une gerbe... "C'est en vain que le pauvre rassemble dans les sillons des rochers le peu de terre qui les couvre encore; c'est en vain qu'il y répand la semence dont la multiplication fait l'espoir de sa famille ; trop exposé aux rayons du soleil, aux rigueurs du froid ou à la puissance destructrice d'un orage ou d'un torrent, son travail trompe ses espérances."

La politique et les gouvernants, c'est un monde inconnu pour lui : il ne les connait pas mais par contre il en subit tous les jours les préjudices.Chacun doit vivre dans son compartiment et malheur à qui se trouve dans les compartiments inférieurs !

Je me nomme Vilain

Je me nomme Vilain. Vilains ont été mes pères, vilain je fus, vilains sont mes fils. J'ai commencé par être un malheureux esclave attaché à la glèbe, "un homme-plante". La terre est maudite et donne la servitude à celui qui la cultive. Le malheureux fugitif ne peut franchir les limites du champ qui l'a vu naître sans être traqué comme une bête fauve et ramené de vive force sur la terre ingrate qu'il est condamné à féconder jusqu'à sa mort. On m'immobilise, on m'incorpore au sol afin que je consume mes forces et que j'use ma vie pour nourrir un maître dur et impérieux qui peut me tuer selon son bon plaisir.

Puis mon maître est devenu chrétien; il a reconnu à son tour une puissance supérieure à la sienne qui devait un jour juger ses actes et punir ses crimes. Mon sort s'est un peu adouci; de serf je suis devenu un homme libre et il m'a été permis de posséder une misérable cabane pour m'abriter, un petit champ pour me nourrir.

Le vilain a un prénom

J'ai un nom, Demenge, celui de mon baptême, une famille, une existence civile et religieuse : je suis, certes, un homme de condition inférieure mais je ne suis plus une chose. On m'a séparé de la terre, on m'a donné des droits et on a brisé l'écorce qui me retenait dans le monde végétal : c'est un grand pas mais mon travail est toujours impitoyablement mis à contribution.

Ma famille : ma femme, mes enfants et mes parents. On vit tous sous le même toit, dans la même pièce, autour du même foyer et ce sont les colonnes de fumée qu'on voit le soir s'élever au-dessus des maisons du hameau qui attestent de notre existence. Je suis un "feu", c'est mon domaine, j'en suis le seigneur quand ma porte est close et que mon chien veille à l'extérieur.

→ Portrait de Demenge

Demenge plie mais ne rompt pas

Hélas! je suis encore bien loin d'être heureux! vous parlerai-je des innombrables corvées et du nombre de redevances que je dois payer soit en nature, soit en argent? Les charges qui pèsent sur moi sont si lourdes, qu'à la fin de l'année, je m'étonne de ne pas être mort de faim, de froid et de fatigue.

Et pourtant! Comme le roseau, je plie mais ne rompt pas : je tiens ferme au champ brûlé par le feu du guerrier au lieu du feu du soleil ; je tiens ferme à ma maison sans cesse rebâtie ; je tiens ferme l'espoir de voir reverdir mes prés piétinés par les envahisseurs. Tout est menacé, tout est à défendre, tout est à recommencer mais qu'importe, maintenant, j'ai un avenir car :

...on me reconnaît le droit d'avoir une famille, mon union est bénie par l'église et enfin, je vis sous la crosse!

Demenge vit sous la crosse

→ Vivre sous la crosse

N'allez pas croire que j'ai un heureux sort: j'ai simplement des avantages que d'autres, sous la férule des seigneurs laïcs n'ont pas. Je ne dois qu'un cens invariable qui ne peut être modifié sans qu'il y ait eu concertation. Ma manse(habitation) fait l'objet d'une concession écrite que je conserve comme titre de propriété, m'autorisant à la transmettre par succession. Je peux me défendre moi-même en justice et prêter serment. Je peux librement disposer de mon pécule mobilier. Je laboure pour mon compte et gère librement mon exploitation.

Je suis un débiteur et non un valet.

Mais tout cela a un prix et je dois en tant que débiteur la meilleure part de mon temps et de mes bénéfices. Les corvées sont d'usage dans toutes les possessions des monastères. Elles consistent à faire pour le maître autant d'ouvrage que pour moi-même.

Le champart : mon pire fléau

L'Eglise ne m'oublie pas : aujourd'hui, le champarteux vient de sa part réclamer son dû. J'ai juste terminé la moisson, les gerbes sont prêtes et heureusement il n'a pas plu. Il va choisir les plus belles d'entre elles et je devrai ensuite les livrer au prieuré, à Fontenoy. Je suis soulagé: avec le reste, je vais pouvoir nourrir ma famille et avoir de la semence pour l'année prochaine. Pour la farine, je devrai payer des droits au moulin du monastère et pour mon pain, payer pour le four.

Cela, je peux encore l'endurer mais l'année dernière ce maudit champarteux a mis ma famille en péril. Après la récolte, il a plu plusieurs jours de suite. J'ai attendu en vain le champarteux. Je voyais mes gerbes pourrir et s'abîmer sous la pluie mais je n'ai rien pu faire : je n'ai pas le droit d'y toucher avant qu'il ait choisi les siennes. Je ne peux ni le forcer à avancer sa visite ni choisir pour lui. Quand il est venu, une grande partie de ma récolte était perdue !

Si encore je ne devais que cela mais en plus de l'avoine, du seigle ou du sarrazin, je dois aussi payer la dîme sur les haricots, les fèves, les lentilles, la luzerne, le chanvre...sans compter les veaux, les cochons, les poulets, les oeufs, les oisons, la laine. Quand il me reste quelque chose, n'allez pas croire que nous le mangeons! Non ! nous gardons le strict nécessaire et ma femme court au marché pour vendre nos volailles, nos oeufs, nos légumes... pour quelques sous qui vont nous permettre de payer d'autres redevances, quelques messes et si l'année a été bonne, d'en mettre un peu de côté pour, un jour, acheter notre liberté.

Vilain, hâte-toi...

L'orage se déchaîne : un coup de tonnerre fait trembler la maison de Demenge. Un crépitement soudain se fait entendre : il couvre le bruit du vent. Il grêle : d'énormes grelons, plus gros que des pois, recouvrent le sol. La femme de Demenge tient dans sa main sa croix d'argent et prie : heureusement ils ont un buis des Rameaux pour se protéger de la foudre. Demenge s'agite, inquiet. Tout à coup, il y a un bruit épouvantable et des beuglements affolés. Le vent vient d'emporter une partie du toit. La terre détrempée de la cour n'est qu'un cloaque de boue; les fossés, devant la maison, débordent. Des branches d'arbres sont tombées sur la route.

Demenge doit devoir réparer au plus vite. Autour de lui, ses voisins ont subi les mêmes dégâts. Dans les champs, c'est la dévastation : les blés presque mûrs sont écrasés, les colzas déjà en meules, ont été éparpillés et jetés au loin, les précieuses tiges de lin sont arrachées ou brisées. C'est la catastrophe car il faut donner comme chaque année, un huitième de la récolte pour la dîme - ceci pour les champs qui appartiennent à l'abbaye de Saint-Mansuy -, un autre huitième pour le champart - ceci pour les champs appartenant au comte de Fontenoy et autres seigneurs - soit un quart de la récolte. Quand elle est bonne, c'est supportable mais dans le cas où presque tout a été détruit...

Demenge se secoue : pour le moment, il faut réparer le toit et récupérer, si on le peut, les meules de colza. Sous la pluie, aidé de ses fils, il s'active. Tout le monde aux alentours a quelque chose à réparer. Le travail n'est pas terminé lorsque le lendemain on frappe à sa porte : tous les hommes disponibles sont requis pour remettre en état les routes endommagées et encombrées par les arbres abattus. Il faut obéir malgré qu'il pleut toujours dans la maison de Demenge. C'est la corvée : les hommes du village doivent fournir gratuitement leurs bras, leurs outils, voire parfois leurs chevaux et leurs voitures. Si la corvée dure plusieurs jours, tant pis.

Mais, il n'a le droit que de se taire : tout supporter et se taire pour de longues années encore. Ce n'est qu'un orage de grêle!

"Vilain, hâte-toi de conduire ce charroi par la pluie ou la neige, à trois journées de marche de ta cabane - Vilain,hâte-toi de labourer les champs du curé et du prieuré, de moissonner, de faucher leurs prés, d'amener dans la grange du prieuré ses gerbes et son foin, de battre ses céréales, de réparer ses bâtiments, d'entretenir ses routes, de curer les fossés....

→ Redevances, corvées, droits

Demenge ne veut plus avoir faim !

Il n'était qu'un enfant et il se souvient...

Pluies désastreuses en 1032,- ... "l'intempérie des saisons n'ayant pas permis de cultiver la terre, la famine désola l'univers et le genre humain sembla menacé de destruction prochaine", dit Rudulfus Glaber. La pluie tomba avec une telle continuité et le sol fut tellement détrempé partout, que pendant trois années il fut impossible d'ensemencer un seul sillon. Lors de la récolte, la campagne apparut couverte de mauvaises herbes et d'ivraie - l'hiver fut rigoureux avec beaucoup de neige - pendant toute cette période, aux maux qui désolaient la terre correspondirent dans le ciel des signes énigmatiques, inquiétants, parfois terrifiants : éclipses de lune ou de soleil, comètes, aurores boréales...

Les riches maigrirent et pâlirent; les pauvres rongèrent l'écorce des arbres, les racines des forêts, mangèrent l'herbe des ruisseaux et se résolurent à dévorer des cadavres. La chair humaine sembla devenir une nourriture ordinaire. Sur les chemins, les forts s'emparaient des faibles, les déchiraient, les rôtissaient et les mangeaient. D'autres, attiraient des enfants à l'écart en leur présentant un oeuf, un fruit, et les dévoraient. Un misérable osa mettre de la chair humaine en vente au marché de Tournus. On le fit brûler. Un autre déterra cette chair pendant la nuit et la mangea : il fut également brulé.

A ces horreurs se joignit une autre calamité : les loups, alléchés par une multitude de cadavres sans sépulture, attaquèrent l'homme jusque dans les villes. Alors les gens craignant Dieu ouvrirent des fosses où le fils trainait son père, le frère son frère, la mère son fils, quand ils les voyaient défaillir; et le survivant lui-même, désespérant de la vie, s'y jetait souvent après eux.

Puisqu'on ne pouvait alimenter tous les affamés, les évêques de France, tenant conseil, trouvèrent enfin que, comme ils ne pouvaient soulager tout le monde, les aliments manquant absolument et de peur que la terre, faute d'habitants, ne fût réduite en solitude, il fallait en sustenter quelques uns, les plus robustes, en leur donnant chaque jour par mesure, selon qu'on en aurait le moyen, des vivres de quelque espèce qu'ils fussent, afin de conserver des laboureurs à la terre.

Enfin les pluies cessèrent en 1033; il y eut de prodigieuses récoltes l'année suivante et les maux de la terre prirent fin mais pour quelques années seulement.

La forêt : bénédiction ou malédiction ?

Demenge y trouve le bois : pour se chauffer, pour s'éclairer (grâce aux torches résineuses), pour construire des maisons, façonner des outils, découper des planchettes pour les toitures, combler avec des fagots les fondrières des chemins....il y trouve des mousses ou des feuilles mortes pour les litières; des faines pour l'huile, des châtaignes, du houblon sauvage, des pommiers, poiriers ou prunelliers sauvages...il y trouve une pâture pour ses porcs, vaches et moutons...

MAIS les renards pullulent et viennent manger ses poules, les loups manger ses moutons ou ses maigres vaches qui, avec tant d'efforts, grattent le sol de la pointe de sa charrue. Les cerfs et les chevreuils viennent brouter ses récoltes ; les sangliers prendre leurs ébats au milieu de ses blés : quant à Demenge, il doit demeurer immobile, se déranger pour faire place au loup, au renard, au cerf ou au sanglier. Ce sont bêtes sacrées, car ce sont bêtes destinées aux plaisirs du seigneur. Il regarde les meutes et les chevaux ruiner sa moisson et comble de désespoir participer à sa propre ruine si le seigneur lui commande de l'aider à sa chasse et de venir à sa battue. Sans oublier le colombier : les moissons poussent, mûrissent pour le plus grand plaisir des pigeons du seigneur qui en laisseront peut-être quelques grains...

Les cloches, écho du ciel placé près de la terre

Un même éternel retour, retour des heures, semble par les terres, mener les gestes, unir les travaux et les espérances : la grand oeuvre des labours, des semailles et des moissons s'accomplit, scandée par le chant unanime des cloches villageoises - Jean Piot - Le Village

L'heure de l'aube pour Demange est celle du coq. Les heures du jour sont données par la cloche de l'église, au rythme de l'horloge du sacristain, où l'heure est marquée par le niveau de l'eau dans un récipient qui s'écoule goutte à goutte.

La cloche d'airain, aux heures des baptêmes et des épousailles, sonne l'espérance et la joie . La cloche d'airain qui, à regret, se met en branle et qui nous dit : "Pleurez, un de vos frères, vient de trépasser!"! Elle sonne aussi pour les jours fastes, pour la Vierge, pour le jour des Morts, pour Noël et pour Pâques. Elle sonne l'effroi quand elle voit accourir vers elle la fureur des hommes et trop souvent, en ces temps, le tocsin retentit dans les campagnes. Elle sonne aussi l'épouvante devant les flots déchaînés, l'ouragan et l'incendie dévastateur.

Dans l'air du matin, l'angélus a tinté trois fois :Demenge, incline-toi car Dieu bénit ses créatures. Puis, prend ta faucille et pour gagner un pain qu'on attend en pleurant, quitte ta chaumière avec le jour naissant. Tout travaille et s'agite car cette terre, s'il faut des bras pour la servir, il lui faudra toujours des bras pour la nourrir. Epuisé de fatigue, il poursuit sans repos sa pénible tâche : il le sait, c'est au riche qu'appartiendra le fruit de son ouvrage. Il se console en pensant qu'il lui reste pour ses pauvres enfants une part bien modeste et loin de regimber contre son triste sort, il redouble d'efforts pour les voir plus heureux.

Il est midi : la cloche au loin résonne encore. Prie! c'est la même prière qu'au lever du soleil tu as faite ce matin. Demenge essuie la sueur de son front et suspend quelques instants sa rude tâche : tu a bien gagné un peu de repos, lorsque, depuis l'aube, tu as tant peiné.

Dans le jour finissant, pour la troisième fois, l'Angélus résonne et lui dit de laisser sa charrue et sa faucille car, voici la nuit. Devant le seuil boueux de son humble demeure, il voit son vieux père entouré de ses enfants, sa mère près du rouet et quand son épouse lui sert son repas du soir il regarde autour de lui sa famille et oublie pour quelques instants son travail du jour et sa pénible vie.

Les cloches du hameau se font entendre. Les villageois quittent leurs chaumières, les vignerons descendent des collines, les laboureurs accourent des plaines, les bûcherons sortent des forêts, les mères ferment leur cabane, arrivent avec leurs enfants et les jeunes filles laissent leurs chèvres et les fontaines pour assister à la fête. On s'assemble dans le cimetière de la paroisse, sur les tombes verdoyantes des ancêtres. Bientôt on voit paraître tout le clergé destiné à la cérémonie : c'est un vieux pasteur qui n'est connu que sous le nom de curé. L'apôtre de l'evangile, revêtu d'un simple surplis assemble ses ouailles devant la grande porte de l'église ; il leur fait un discours, fort beau sans doute, à en juger par les larmes des assistants. On lui entend souvent répéter :" Mes enfants, mes chers enfants!" et c'est là tout le secret de son éloquence. Après l'exhortation, l'assemblée commence à marcher en chantant. L'étendard des saints ouvre le cortège au troupeau, qui suit pêle-mêle le pasteur. On entre dans les chemins ombragés ; on franchit de hautes barrières; on voyage le long d'une haie d'aubépine où bourdonnent les abeilles et où sifflent les bouvreuils et les merles. Les arbres sont couverts de leurs fleurs ou parés d'un naissant feuillage. Les bosquets, les vallons, les rivières, les rochers entendent tour à tour les hymnes des laboureurs. La procession rentre enfin au hameau. Chacun retourne à son ouvrage : la religion n'a pas voulu que le jour où l'on demande à Dieu les biens de la terre fût un jour d'oisiveté. Avec quelle espérance, on enfonce le soc dans les sillons après avoir imploré celui qui dirige le soleil et qui garde dans ses trésors les vents du midi et les tièdes ondées ! - Chateaubriand

Demenge ne sait pas à quel saint se vouer

Demenge ne compte que par saisons. Les jours n'ont pas de numéros mais des noms de saints : la Saint-Martin, la Saint-Michel...

Il entend aussi sa mère raconter l'histoire de sainte Valburge devenue patronne de Xertigny : C'était il y a bien longtemps, en 730 après J.C, un roi d'Angleterre et une reine avaient trois enfants. Ce roi s'appelait saint Richard. Il gouverna les Anglo-Saxons et vint mourir à Lucques, en Toscane, plein de mérites et de vertus. La reine se nommait Unna : elle était la soeur de l'illustre Winfrid, le futur saint Boniface, archevêque de Mayence et le plus glorieux apôtre des Germains barbares... qui du reste le firent périr cruellement.

Ce roi et cette reine eurent une fille, sainte Valburge qui mena une vie très sainte et qui séjourna plusieurs fois en Lorraine notamment à Xertigny. Elle aurait fait une halte dans une ferme de la ville de Xertigny. En filant sa quenouille, elle aurait laissé tomber sa pelote de laine qui, roulant sur la côte, s'arrêta en bas. La Sainte aurait fait ensuite jaillir l'eau de la roche et les habitants auraient fondé l'église Sainte Walburge.

L'autre jour, dans son sermon, son curé lui a rappelé que sa pauvre vie ici-bas ne compte pas. Dieu lui a donné ces épreuves pour son bien : il faut qu'il se résigne à les subir pour mériter de voir s'ouvrir toutes grandes les portes de la demeure céleste, la vraie, l'éternelle, la seule qui compte. Mais, pour que son séjour soit encore plus confortable, il faut qu'il se crée des relations parmi les personnages influents, sentinelles de l'au-delà. Ils vont pouvoir l'aider à accéder aux plus hautes récompenses. Demenge a de justes raisons de craindre qu'à cause de son indignité, Dieu n'exauce pas sa prière. C'est pour cela qu'il doit supplier les saints, qui sont les puissants amis du Seigneur, de joindre leurs sollicitations à la sienne. Naturellement, on lui a suggéré que quelques dons aideraient à s'assurer leurs faveurs...

Demenge doit travailler pour échapper à la tentation

Son curé lui a aussi dit que le travail, c'est le salut, et l'homme devant imiter Dieu, il doit calquer son emploi du temps sur le sien : six jours de labeur et un jour de repos bien mérité. Donc,chaque dimanche vide les rues et les champs. Chacun respecte et pratique les vêpres, les processions, le catéchisme, les prières et les jeûnes. Le dimanche, pas question de travailler, de vendre ou de se divertir : Demenge va le matin à la messe et l'après-midi aux vêpres : tant pis si l'église est à plusieurs kilomètres et les chemins détrempés et défoncés.

Pénétrons dans l'église de Demenge : elle est rudimentaire, pas de bancs ni de nef. Demenge est assis par terre, debout ou agenouillé selon le rythme de la cérémonie. Il chante en latin sans rien comprendre au milieu d'un véritable capharnaüm. Les vieux, sourds et sans voix, se contentent de psalmodier et de réciter leur chapelet. Les adultes bavardent dans les rangs, les uns se racontent les ragots et les autres parlent affaires. A cela s'ajoutent le désordre des jeunes enfants, les disputes entre adultes et les aboiements des chiens qui s'invitent régulièrement à la messe.

Mais le grand moment arrive : celui du sermon. L'église est la gazette du village et le curé, le présentateur des nouvelles du jour. Il lit les ordonnances ducales, donne des nouvelles des guerres, victoires ou défaites, annonce la mort, la naissance ou les mariages des grands de ce monde... viennent ensuite les nouvelles locales : baptêmes, sépultures et surtout la publication des mariages. C'est aussi l'occasion pour le curé de réprimander ses paroissiens et enfin vient le sermon qui dépend de l'imagination et de l'interprétation des écritures du curé.

Ce sermon du curé Bothermy, d'Uriménil, est intemporel et aurait pu être entendu par Demenge :

Il y avait autrefois à Uriménil, un vieux curé dont les paroissiens étaient d'une naïveté désespérante. Un dimanche, il fit un sermon mais voyant que personne n'avait l'air de comprendre un mot de ce qu'il disait, il recommanda à ses ouailles d'apporter, le dimanche suivant, à la grand-messe, chacun, une poignée de foin.

Le dimanche suivant, il demande à ses paroissiens : "Mes bien chers frères, vous souvenez-vous de ce que je vous ai demandé, dimanche dernier? - Oui, monsieur le curé..." Et tous les assistants levèrent triomphalement le bras avec la poignée de foin demandée, pour montrer leur obéissance à ses ordres.

"Mes chers frères, vous êtes tous des bêtes, et,depuis bientôt vingt ans que je suis avec vous, je n'ai encore pu vous faire sortir de votre ignorance crasse. Mais qu'est-ce que le Bon Dieu me dira, quand nous serons tous réunis dans la vallée de Joséphat? Quand il me criera :"Bothermy, curé d'Uriménil, qu'as-tu fait de tes brebis?" Je me tairai. Quand il grossira la voix et me dira encore: "Bothermy, curé d'Uriménil, qu'as-tu fait de mes brebis?" Je me tairai toujours. Mais s'il prend sa voix de tonnerre, qu'est-ce que vous voulez que je lui réponde? "Bêtes, vous me les avez baillés, Seigneur, bêtes je vous les rends".

Et les jours de la semaine se succèdent, remplis d'activités mais aussi assortis d'obligations et d'interdits.

Demenge pourrait joindre ses lamentations à celles du savetier de La Fontaine :

"Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours - Qu'il faut chômer : on nous ruine en fêtes. - L'une fait tort à l'autre, et monsieur le curé de quelque nouveau saint charge toujours son prône."

Aux dimanches, il faut ajouter de nombreuses fêtes qui, au bout du compte fournit à Demenge l'équivalent de trois à quatre semaines de congés, non payés et non rentabilisés.

Le village s'éveille à la corne du pâtre, les bêtes et les gens sortent de leur logis; on les voit cheminer sous le brouillard bleuâtre, dans le frisson mouillé des alisiers rougis. Par les sentiers pierreux et les branches froissées, coupeurs de bois, faucheurs de foin, semeurs de blé, ruminant lourdement de confuses pensées, marchent, le front courbé sur leur poitrail hâlé. La besogne des champs est rude et solitaire : de la blancheur de l'aube à l'obscure lueur du soir tombant, il faut se battre avec la terre et laisser sur chaque herbe un peu de sa sueur.

Ainsi va la vie de Demenge et au curé de sa paroisse qui est venu l'exhorter sur son lit de mort, peut-être lui a-t-il dit comme le diront peut-être beaucoup de ses descendants : "Je ne veux pas vous contrarier, Monsieur le Curé, mais je ne crois, moi, qu'à un Dieu; mon Dieu, c'est le Dieu-fiente qui fait venir les moissons."